Notre part d'ombre

La personnalité que nous affichons aux yeux des autres, et que nous croyons connaître, n'est qu'un aspect de nous-mêmes. Nous possédons une personnalité cachée, riche de tout un potentiel ignoré ou refoulé. L'accepter, l'explorer, c'est s'approcher de la sagesse.

A la quarantaine, les jeux semblent faits sur le plan affectif et professionnel. Le vieillissement pointe à l'horizon. Des questions surgissent auxquelles on n'avait guère pris le temps de réfléchir auparavant.
L'existence que je mène est-elle vraiment celle que je souhaite ?
Pourquoi tant d'insatisfaction et de regrets ?
Comment vivre plus en accord avec moi-même ?
Quel sens donner à ma vie ?

Jusqu'à l'âge de la maturité, nous nous engageons dans la vie en adaptant spontanément nos aspirations aux exigences du monde extérieur.
Accaparés par le travail, le couple, les enfants, l'environnement familial et social, nous faisons face aux difficultés qui se présentent avec les ressources que nous avons appris à développer.

Et puis un jour, le doute s'installe. Des valeurs autrefois essentielles paraissent soudain dérisoires. D'autres priorités se dessinent, plus intérieures. Envie d'accéder, sinon à la sagesse, du moins à une forme de bien-être.

Cette crise peut être l'occasion d'une transformation intérieure que Jung appelle l'individuation : il s'agit d'un chemin que nous empruntons consciemment et activement en vue de nous accomplir en tant qu'être humain, et qui passe en priorité par une meilleure connaissance de soi. Deviens ce que tu es. Le précepte du poète grec Pindare nous incite à nous débarrasser de nos habitudes, de nos clichés, des facettes superficielles et artificielles de notre personne, afin de découvrir notre nature profonde.

Une telle démarche nécessite une difficile et parfois pénible confrontation avec notre personnalité cachée, la fameuse ombre dont l'exploration notamment au moyen des rêves, constitue l'une des clés de la psychanalyse jungienne.

Pour vivre au mieux dans le milieu qui était le nôtre, nous avons refoulé des aspects de nous-mêmes qui ne plaisaient pas à notre entourage ou qui, à un moment donné, nous ont placés dans une situation d'échec. Nous avons renoncé à des besoins ou à des rêves qui nous paraissaient impossibles à réaliser. A des talents naturels que nous n'avons pas exploités.

Dans notre inconscient sont ainsi tapis quantité de potentialités, mais aussi de points faibles, d'épisodes douloureux et de démons personnels. C'est cela l'ombre. La zone obscure dans laquelle on laisse reposer, avec plus ou moins de succès, ce qu'on préfère ignorer des aspects contradictoires de sa propre nature.

L'ombre donne relief, densité et profondeur à notre personne apparente. Dans ce jeu d'ombre et de lumière, si l'on est prêt à ouvrir la porte sur son inconscient, on se découvre tel qu'on est.
Accepter son ombre, c'est accepter que le bien et le mal cohabitent en nous comme en tout être humain et qu'il nous appartient de dépasser les jugements unilatéraux pour parvenir à l'harmonie.

L'apprentissage des nuances conduit inévitablement à redéfinir ses croyances, car le regard porté sur soi et sur les autres en est modifié.

Selon Jung, " le mal demande à être pris en considération autant que le bien, car Bien et Mal (...) font partie tous deux du phénomène clair-obscur qu'est la vie. Il n'existe finalement rien de bon dont il ne puisse sortir quelque chose de mauvais, et rien de mauvais dont quelque chose de bon ne puisse sortir. "

Refuser son ombre, c'est au contraire se figer dans une image idéale de soi qui ne correspond pas à la réalité, porter en permanence un masque que nous confondons avec notre identité, ce qui nous pousse à projeter sur le monde extérieur toutes les choses désagréables que nous refusons de voir en nous. C'est le comportement typique des fanatiques religieux : au nom d'une vérité " divine " dont ils se croient les seuls et irréprochables dépositaires, ils considèrent comme des suppôts du diable ceux qui n'adoptent pas leur point de vue, allant jusqu'à commettre des atrocités en se persuadant qu'ils agissent pour le bien de l'humanité...

Sans en venir à de telles extrémités, ils nous arrivent à tous, pour éviter d'admettre des traits indésirables de notre propre personnalité, d'être tentés d'attribuer aux autres la responsabilité de nos problèmes.

Les femmes n'échappent pas à cette tendance.

A cet égard, le livre de la psychanalyste italienne Silvia Di Lorenzo a consacré à la Femme et son Ombre est particulièrement intéressant.

Se distinguant de l'abondante littérature parue à ce jour sur la condition féminine et les relations homme/femme, il analyse dans une perspective originale les difficultés rencontrées par les femmes qui cherchent leur féminité de manière satisfaisante, entre vie amoureuse et profession, biberon et ordinateur, responsabilité et lâcher-prise, autonomie et obligations...

Homme ou femme, chacun porte en soi une représentation du sexe opposé, avec les caractéristiques qu'on lui attribue traditionnellement. Dans la perspective jungienne, l'anima est l'aspect féminin de l'inconscient masculin, tandis que l'animus est l'aspect masculin de l'inconscient féminin.

Lorsqu'elle veut épanouir sa personnalité au-delà des rôles classiques d'épouse, de mère et d'objet de désir afin de se forger une place dans un monde dirigé par les hommes, la femme puise dans les ressources de son animus, développant des qualités typiquement masculines.

Sylvia Di Lorenzo relève alors ce paradoxe : plus une femme s'efforce de parvenir à l'autonomie, plus elle lutte pour sa libération, plus elle dépend de son animus qui acquiert du pouvoir à son insu. " Le risque principal que court la femme aujourd'hui, écrit l'auteur, est de se flatter de proposer de nouveaux modèles sans se rendre compte qu'elle se perd elle-même de vue et tente de se réaliser dans une imitation inconsciente de la façon de penser et de voir de l'homme. "

Cela se traduit souvent par de l'attachement à des valeurs absolues indiscutables, jamais soumises à la critique ni à la réflexion de sa conscience. D'où des attitudes rigides, voire dogmatiques. " La femme, remarque la psychanalyste, cède trop souvent à la tentation d'attribuer à l'homme toute la responsabilité de sa propre infériorité et dépendance. Elle en vient ainsi à nier ses propres côtés faibles et inférieurs, c'est à dire sa propre ombre. "

Cet intellectualisme inflexible et le refus d'accepter sa véritable nature féminine ont pour conséquence une difficulté à établir d'authentiques rapports sentimentaux, érotiques et humains avec un homme, que ce soit au sein d'un couple ou hors mariage. Certaines femmes refusent l'idée du mariage, parce qu'elles y voient une reddition.

L'idée de dépendre d'un homme ou d'envisager de lui rendre des comptes leur est insupportable, d'autant plus qu'elles le vivent comme une menace. Mais, telles les Amazones de la mythologie grecque qui se coupaient un sein (symbole de féminité) pour assurer leur pouvoir et tenir les hommes à l'écart, elles ne se rendent pas compte qu'en croyant se libérer d'un oppresseur extérieur elles se sont asservies à un tyran intérieur.

Alors comment faire pour vivre pleinement sa vie de femme à l'époque qui est la nôtre ? Accepter sa véritable nature féminine, facile à dire !... Mais comment la définir, cette nature féminine ? A quel modèle féminin pourrions-nous nous identifier ? Pas à la Sainte Vierge tout de même !

Aucune ironie dans cette allusion à la Vierge Marie. Mais une constatation : contrairement à l'homme, la femme occidentale ne dispose d'aucune référence spirituelle symbolisant la complexité du principe féminin. Dieu est masculin, Jésus est le Fils de Dieu, quant au Saint Esprit, féminin à l'origine et représenté par une colombe, il a été masculinisé. Chez les catholiques, Marie n'incarne qu'un seul modèle de femme : passif, obéissant et dévoué, dénué d'initiative. Un seul modèle, saint sinon sacré, que les protestants se sont empressés d'abolir avec la Réforme.

En outre, dans la vie sociale, la quasi-totalitéé des modèles sont masculins. Quoi d'étonnant, en fin de compte, si, issues d'une culture exclusivement patriarcale, les femmes peinent à se construire une identité ?

Lorsqu'elles cherchent à s'affirmer hors du foyer, elles éprouvent souvent un sentiment de malaise et de dispersion. Elles manquent de confiance en elles. Elles se sentent obligées de se justifier. " On dirait, écrit l'auteur en substance, que la femme manque tellement d'assurance et est tellement désorientée par rapport à ce qu'elle pourrait réaliser concrètement qu'elle évite de se soumettre à l'épreuve des faits, préférant s'attacher à une image d'elle-même, ou à un homme, ou à un devoir, ou à une conviction. " C'est souvent la crise du milieu de vie, qui, faisant voler en éclat les illusions auxquelles la femme se raccroche, l'oblige à se remettre en question et à prendre la responsabilité de son existence. On ne peut éternellement chercher des prétextes à son propre mal de vivre !

Intéressant, tout de même : tandis que la femme est en quête ou en reconquête d'une féminité plus complète, l'homme de son côté, tend à récupérer des valeurs féminines longtemps méprisées dans le système patriarcal. C'est peut-être le signe, au sein de la société, d'une tentative encore confuse de réconcilier et rééquilibrer ces pôles contraires qu'en Chine on appelle yin et yang...

Marlyse TSCHUI